XVIII
FANTÔMES

Le capitaine de vaisseau Valentine Keen attendit que Bolitho eût achevé quelques calculs sur sa carte personnelle, près de la fenêtre. Keen lui dit enfin :

— Rien à signaler, amiral.

Bolitho étudiait l’are que formaient les archipels des îles du Vent et des îles Sous-le-Vent. Des lieux qu’il n’oublierait jamais : l’île de Mola[2], les Saintes, le détroit de Mona[3], des eaux étroites et des lambeaux de terre, dont les noms s’inscrivaient en lettres de sang. De grandes batailles navales, certaines gagnées, d’autres perdues, et la rébellion qui leur avait coûté la perte de l’Amérique. Comment un pays aussi minuscule que l’Angleterre avait-il pu supporter de tels fardeaux, lutter seul contre la France, l’Espagne, la Hollande puis l’Amérique réunies ? Et l’Angleterre se battait toujours, même si on avait l’impression que le cours de la guerre se renversait enfin en Europe. Mais ici, dans les Antilles, la situation était toujours aussi incertaine et les chances de mettre l’ennemi à terre relevaient davantage du hasard que de la réflexion.

Keen risqua :

— Nous pourrions courir un nouveau bord dans le noroît, amiral. Le commandant Crowfoot est peut-être remonté plus au nord avec ses bâtiments, vers Nevis, dans l’espoir d’y trouver l’ennemi.

— Je m’étais fait cette réflexion, c’est un homme de ressource – il se redressa pour reposer son dos et regarda de nouveau la carte : C’est sans doute ce que j’aurais fait moi-même. Dans ces îles, on peut dissimuler une escadre entière – ses doutes le reprenaient pourtant : Mais il ignore ce qu’Adam a découvert à l’île aux Oiseaux. Si seulement Thomas Herrick avait ouvert ces dépêches… Elles ne contenaient peut-être rien d’intéressant, mais…

— Leurs Seigneuries ne se seraient pas privées de l’Anémone sans raison sérieuse, lui répondit Keen.

Il semblait aussi amer qu’Adam.

— Stephen, signalez à la Walkyrie et à l’Implacable : « Se former en ligne de front sur l’amiral. Tant qu’il fait jour, espacement cinq milles. » Cela nous permettra de balayer plus large.

Il tendit l’oreille pour écouter le sifflement du vent dans le gréement. Il était encore bien établi, ils pouvaient espérer filer quelques nœuds de mieux avant qu’il retombe. Il attendit que Jenour eût fini de noter les signaux dans son carnet pour le porter aux timoniers.

— Ce sont tous deux des commandants expérimentés, reprit Bolitho, ce qui n’est pas rien, Val. Je ne connais pas le commandant de L’Implacable, ce Kirby, il était commandé par Tabart devant Copenhague. Mais il a bonne réputation. Quant à Flippance, cela fait des années que je le connais – il esquissa un sourire, l’air un peu ailleurs : En voilà un qui dirige son bâtiment une main sur la Bible et l’autre sur les instructions de l’Amirauté pour la guerre. Mais, dans son cas, il semble que ce mélange marche assez bien.

Keen s’apprêtait à gagner la porte.

— Je fais réduire la toile pour donner aux autres le temps de prendre leurs postes. Et je vais dire au second de choisir nos meilleures vigies.

Bolitho, qui était revenu à sa carte, recommençait à se frotter l’œil. Il lui demanda :

— Notre as de la veille, lorsque nous étions dans le canot, ce William Owen – pourquoi pas lui ?

Keen en resta interloqué : comment pouvait-il encore trouver le temps de se souvenir d’un simple marin, noyé au milieu de tout un équipage ?

— Je ne veux pas trop le mettre en avant. J’envisage de le nommer officier marinier à bref délai… dit Keen.

Il s’arrêta en voyant que Bolitho le regardait bizarrement, comme si quelqu’un bavait appelé.

— Nommez-le tout de suite, Val. Vous n’en aurez peut-être plus guère le temps, et nous avons besoin de gens expérimentés.

Keen referma très doucement la porte et grimpa l’échelle quatre à quatre.

— A réduire la toile, monsieur Sedgemore !

La lumière aveuglante le forçait à plisser les yeux. Les pavillons de signaux de Jenour flottaient au vent et la lunette de l’aspirant occupé à vérifier les aperçus renvoyait des éclairs.

— On garde le même cap, commandant ? lui cria Julyan, le maître-pilote.

Keen fit signe que oui, mais il avait l’esprit ailleurs.

— Lorsque nous aurons renvoyé la toile, nous reprendrons notre route, cap noroît. Il va falloir soigner votre méridienne, monsieur Julyan, car nous virerons de bord dans l’après-midi pour nous diriger vers les îles, l’île aux Oiseaux tout particulièrement.

Leurs regards se croisèrent, puis Julyan lui dit :

— Ainsi, c’est pour demain ?

Keen se retourna en entendant résonner les sifflets. On rappelait du monde sur le pont pour réduire la toile.

— Quartier-maître, trouvez-moi le matelot Owen.

Nommez-le tout de suite, Val, lui avait intimé Bolitho. C’était peut-être là une preuve de cet instinct que Keen avait toujours admiré chez lui. Comment pouvait-il ainsi sentir les choses ? Ce qui était sûr, c’était qu’il devinait, et que Julyan ne mettait jamais ses prévisions en doute.

Il vit Owen arriver par le passavant bâbord, très détendu, aussi détendu qu’à bord du Pluvier Doré.

— Oui, commandant ?

— Tout le monde me dit du bien de vous. Owen, encore que j’ai pu me rendre compte par moi-même de vos capacités – il essaya de sourire : Je vais faire porter immédiatement au journal de bord que vous êtes promu, avec les gages et le traitement de table correspondants.

Owen le regardait fixement. Il avait un bon regard, le visage ouvert. En le voyant. Keen pensait à Allday, la première fois qu’il l’avait vu à bord de la frégate Ondine, voilà bien des années. Lui-même était alors jeune aspirant, comme celui qui était de quart en ce moment : de Courcy, qui faisait mine de ne pas écouter.

— Bon, eh bien, grand merci, commandant !

Owen avait l’air ravi.

— Ça fait quinze ans que je navigue, l’un dans l’autre. J’aurais jamais cru que ça m’arriverait un jour – et il répéta en souriant de toutes ses dents : Grand merci, commandant !

Keen songeait à l’occupant de la grand-chambre, sous ses pieds. Comment avait-il deviné ?

— Mr. Sedgemore vous expliquera ce que vous aurez à faire quand il en aura le temps. Mais pour le moment, je vous désigne adjoint de mon maître d’hôtel. Tous deux, vous aiderez le bosco, Mr. Gilpin, au cas où j’aurais besoin d’affaler les embarcations.

Keen le vit ciller imperceptiblement.

— Mais, pour l’instant, gardez tout ça pour vous – et, se tournant vers Sedgemore qui accourait : Quelque chose qui ne va pas ?

— Je vous ai entendu parler d’embarcations, commandant.

— Vous saurez bientôt pourquoi.

Sedgemore se retourna en entendant Masterman, sergent d’armes, s’exclamer :

— Dieu de Dieu, mais regardez donc ce vieil Implacable. C’est un vrai bazar, c’est moi qui vous le dis !

Sedgemore insista pourtant :

— Mais la mer est déserte, commandant.

— Nous avons été informés de ce que notre assaut combiné contre la Martinique – vice-amiral Cochrane pour la marine et général Beckwith pour l’armée de terre – peut se déclencher à n’importe quel moment. Le temps étant favorable, c’est une question de jours. Si j’étais à la place du contre-amiral français, avec les vaisseaux et les troupes dont il dispose, je m’attaquerais à des bases d’importance vitale pour nous. Antigua, par exemple.

Si Antigua est prise, nos bâtiments seront comme des poulets décapités.

Sedgemore se surprit à regarder l’endroit de la dunette où avait péri Cazalet, son prédécesseur. Cordages impeccablement lovés en glènes, pont immaculé, les hommes de barre qui surveillaient le compas et les voiles comme ils faisaient depuis toujours. Difficile d’imaginer l’enfer qui avait régné là. Il reprit prudemment :

— Mais que se passera-t-il si nous nous retrouvons face à face, commandant ? Je veux dire : sans aucun renfort.

On n’était pas accoutumé à le voir ainsi chercher ses mots.

— Eh bien, les hommes se battront comme ils ne l’ont encore jamais fait. Par ici, la mer est comme une caverne sans fond, un endroit où règne l’obscurité la plus totale, j’imagine. Voilà le second terme de l’alternative.

Sedgemore déguerpit, il fallait qu’il trouve quelque chose à faire pour reprendre ses esprits.

— L’Implacable a pris poste, commandant !

Keen passa du bord au vent pour observer la Walkyrie. Elle avait envoyé le dernier bout de toile et s’éloignait vers l’horizon à l’extrémité de la ligne de front. C’est alors qu’il aperçut le maître d’hôtel de l’amiral qui regagnait l’arrière. Il l’appela :

— Voilà qui nous rappelle de vieux souvenirs, Allday !

Le bosco lui répondit d’un clin d’œil, assorti de son célèbre sourire en coin.

— Et on risque d’en avoir d’autres dans pas longtemps d’ici que ça m’étonnerait pas, commandant !

Il disparut sous la dunette pour gagner la grand-chambre. Avec cet instinct qui n’appartenait qu’à lui, il savait qu’on allait avoir besoin de ses services.

Keen se tourna vers le second lieutenant qui était de quart.

— Je regagne mes appartements, monsieur Joyce. Faites-moi prévenir à midi, je viendrai voir les méridiennes – et, après un silence : Ou plus tôt si vous le jugez nécessaire.

Joyce ne put s’empêcher de sourire. Il avait pratiqué bien des commandants, qu’il n’aurait jamais osé aller prévenir, même dans les pires situations. Les mêmes n’auraient d’ailleurs pas hésité à lui reprocher violemment son intrusion. Il dit à son aspirant :

— Souvenez-vous bien de tout ce que vous voyez et de ce que vous entendez, monsieur de Courcy. Cela pourra vous être utile, le jour fort peu probable, si vous vivez assez longtemps, où vous commanderez à votre tour !

L’aspirant, il n’avait que quinze ans, ne se formalisait pas trop des façons de Joyce. Son père était contre-amiral, de même que son grand-père.

— Bien, monsieur ! Je note tout !

Joyce se détourna pour dissimuler un sourire. Sacré petit chenapan.

Peu après le rituel des hauteurs de soleil au sextant, tandis que les observateurs comparaient leurs mesures à voix basse autour de la table à cartes, le Prince Noir franchit le dix-huitième parallèle et vira, cap plein ouest.

 

Le lieutenant de vaisseau Stephen Jenour remarqua la tête que faisait Ozzard en entrant dans la chambre : le petit homme venait reprendre le plateau du petit déjeuner de l’amiral, dont tout le monde savait que c’était son repas préféré. Une tranche de porc bien gras, juste doré, avec des miettes de biscuit et, sur un biscuit de mer, de la mélasse. L’amiral n’avait touché à rien, sauf à son café.

Il aperçut Allday qui astiquait machinalement le vieux sabre de Bolitho comme il l’avait fait des centaines de fois, les yeux perdus dans le vaste panorama qu’offraient les fenêtres de poupe. Les vitres avaient beau être couvertes de sel, la lueur de l’aube encore bien faible, le spectacle n’en était pas moins à vous couper le souffle. À l’est, l’horizon s’animait, le vent faisait lever des moutons sur la surface. Des oiseaux effectuaient des allées et venues dans le sillage, à la recherche d’une épluchure, ou poussaient des cris de temps à autre en voyant un poisson s’approcher de la surface.

Bolitho était assis sur le banc de poupe, un pied sur le pont recouvert de toile à damiers, l’autre pied, jambe repliée, le menton appuyé sur le genou. Sa coiffure et son épaisse vareuse étaient jetées sur une chaise, comme le costume d’un acteur qui attend dans les coulisses. Jenour aurait bien aimé le croquer ainsi, mais il n’en avait pas le temps et il se disait en outre qu’il ne parviendrait jamais à saisir la tension de cet être, cet instant précieux arraché à son intimité.

Bolitho tourna la tête en le voyant.

— Regardez ces oiseaux, Stephen. Si seulement nous savions ce qu’ils ont vu en survolant les îles. Mais, qui sait ? Ils n’ont peut-être rien vu du tout.

Il reprit sa position première, admirant les lames qui avançaient en rangs serrés, poussées par le vent.

— Si je me trompe cette fois-ci, et avec ce vent qui forcit, il nous faudra des jours pour rebrousser chemin avant d’aller chercher ailleurs.

— L’Implacable est en vue par le travers, sir Richard, lui dit Jenour. Apparemment, il tient parfaitement son poste.

Les îles se trouvaient par-là, quelque part sur l’avant du boute-hors effilé. Elles étaient encore noyées dans l’obscurité, mais quand le jour se lèverait sur elles, on les verrait très nettement.

— Comment va le commandant ?

— Il était debout aux aurores, sir Richard. Et moi non plus, je n’ai guère fermé l’œil.

Bolitho eut un léger sourire.

— Vous au moins, Stephen, vous ne faites pas le quart comme les autres. Je ne vous ai peut-être pas mené la vie assez rude.

Il se laissa aller à rêvasser, regardant les embruns qui frappaient les vitres, écoutant les chocs de la tête de safran soumise aux efforts de la mer et du vent.

Je ne puis rien faire d’autre. Je suis dans le noir. Je ne peux même pas espérer tirer parti des circonstances, puisque je ne les connais pas.

Et si l’ennemi attaquait Antigua ? Que ferait Herrick ? Mener un combat désespéré, comme la dernière fois ? Ou bien battre en retraite en attendant des secours ? Non, il lutterait. Pour se punir lui-même, ou pour jeter l’opprobre sur ceux qui avaient essayé de le faire condamner.

Il songeait à la fureur d’Adam, à son sentiment d’avoir été trahi. Il essayait d’imaginer la scène entre lui et son vieil ami.

Mais il y avait autre chose, Adam avait d’autres soucis. Il les lui confierait peut-être un jour, le moment venu.

— Tiens, lui dit Jenour, la vigie appelle, sir Richard.

Il était troublé et tout exalté à la fois.

Allday s’était arrêté de briquer la vieille lame effilée. Lui non plus n’avait rien entendu.

— Du calme, fit Bolitho, nous saurons bien assez tôt de quoi il retourne.

Le factionnaire aboya :

— Aspirant de quart, amiral !

L’aspirant M’Innés arriva, tout timide ; il essaya d’y voir quelque chose dans la pénombre.

— Le commandant vous présente ses respects, amiral, il… il…

Bolitho essaya gentiment de le mettre à l’aise :

— Nous sommes impatients de vous entendre, monsieur M’Innés, ne nous faites pas languir.

Le jeune garçon piqua un fard, tout bronzé qu’il fût.

— Voile en vue dans l’ouest. La vigie pense que c’est une frégate.

Bolitho lui sourit, mais cette nouvelle le glaçait. Une frégate…

Elle devait donc voir le Prince Noir et sans doute les autres vaisseaux se détacher sur l’horizon. Donc, une frégate amie ? Alors, ce devait être le Tybald. Il ne fallait pas espérer trop vite. Même avec une frégate en renfort, il leur faudrait des jours pour explorer toutes ces îles.

— Mes compliments au commandant, je monte.

Il prit sa tasse vide et la contempla un moment.

— Des petits garçons et des vieillards. Des gens merveilleux et des misérables.

Allday fit la moue.

— C’est toujours la même chanson, sir Richard.

Il prit son sabre et le replaça dans son fourreau de cuir. Toi, tu as dû en user plus d’un comme moi depuis que tu existes. Mais c’était un beau sabre.

— Non, mon vieux, pas encore, lui dit Bolitho.

Il se tourna vers son aide de camp, il y avait comme de la tristesse dans ses yeux.

— Êtes-vous paré, Stephen ?

Jenour n’était pas sûr d’avoir compris, mais répondit tout de même avec assurance :

— Je suis prêt, sir Richard.

— Alors venez, montons.

Il lui prit impulsivement le bras.

— Rien n’est jamais pareil !

Allday attendit qu’ils s’en fussent allés puis s’installa dans le fauteuil de Bolitho. Sa blessure le faisait énormément souffrir. Un signe qui ne trompait pas. Il partit d’un rire nerveux : Tu te fais du souci ? Un vieux marin comme toi ? Pauvre imbécile !

Ozzard était arrivé sans faire de bruit.

— Qu’est-ce qui t’arrive, John ?

— Tiens, rends-moi un service. Va me chercher ma vareuse et mon coutelas dans le poste, tu veux ?

La réaction d’Ozzard fut tout sauf surprenante :

— Je ne suis pas ton domestique !

Allday se sentait plus calme, c’était toujours ainsi lorsqu’on savait enfin.

— On va avoir besoin de moi d’une minute à l’autre, Tom.

Voyant qu’Ozzard s’inquiétait, il ajouta gentiment :

— On va combattre, aujourd’hui. Bon, tu veux bien disparaître, mat’lot ?

Il le rattrapa pourtant par le bras au moment où il s’en allait.

— Je vais te dire franchement ce que j’en pense, après, tu iras fermer les panneaux – on voyait bien que le petit homme était terrorisé : Si le pire arrive… – il attendit pour bien se faire comprendre : Je ne veux pas revoir ce bazar qu’on a eu à bord de ce vieil Hypérion. Que ça te plaise ou pas, on est à la vie à la mort. On restera ensemble.

Ozzard était visiblement rasséréné.

— Et va donc me chercher un verre, tiens, pendant qu’t’y es.

Ignorant tout du petit drame qui se jouait en bas, Bolitho se tenait les bras croisés entre Keen et Jenour à la lisse de dunette. Il contemplait la mer qui s’épanouissait des deux bords dans les premières lueurs du jour. Il finit par apercevoir l’Implacable plein travers, peut-être à un mille. Dans peu de temps, ils pourraient échanger des signaux. Plus loin, on voyait une pyramide de voiles blanches, la Walkyrie. Bolitho se demanda si Flippance avait lui aussi aperçu la frégate.

De nombreuses silhouettes s’activaient autour de lui sur le pont et dans la mâture. Il y avait toujours quelque chose à faire. Reprendre une épissure, réparer ceci ou cela, passer une couche de goudron ou bourrer un joint d’étoupe. Et puis, par-dessus tout, les canons, ces canons qui occupaient l’essentiel de leurs journées. Dans les entreponts bondés, les marins vivaient en permanence en compagnie des pièces. Lorsque l’on sonnait le branlebas, quand on sortait les tables, aidé de quelques coups de garcette, pour les plus flemmards, lorsque les hommes avalaient leur repas, en général assez spartiate, et ingurgitaient leur quart de rhum réglementaire, ou une pinte de bière s’il en restait. Les canons les séparaient comme des gardiens taciturnes. Lorsqu’ils étaient de repos et s’occupaient à ravauder leurs effets, « repos et sac », comme disent les marins, ou encore lorsqu’ils fabriquaient des modèles réduits de navires ou de lieux par où ils étaient passés, les canons étaient là, encore et toujours.

Et puis, résultat d’exercices inlassablement répétés, de la discipline, les canons attendaient là que l’on ouvrît les sabords, qu’on les mît en batterie, avant de transformer ces postes d’équipage en un enfer enfumé.

— Une lunette, je vous prie.

Bolitho prit celle que lui tendait l’aspirant M’Innes et la pointa sur le travers. On distinguait mieux désormais le soixante-quatorze le plus proche, il réussit même à apercevoir quelques minuscules silhouettes sur les passavants. Des hommes occupés à plier les hamacs et à les ranger dans leurs filets pour la journée.

L’aspirant Houston se tenait à côté de ses timoniers, mais un peu à l’écart. Il avait levé lui aussi sa lunette, l’air passablement dédaigneux. Il songeait sans doute à sa promotion, le premier échelon à gravir d’une longue échelle.

— C’est le Tybald, commandant !

Tandis que les hommes s’interrogeaient pour savoir ce que cela signifiait, Bolitho reprit sa lunette et, essaya de couvrir d’une main son œil malade, mais l’instrument pesait trop lourd. En outre, ceux qui se trouvaient près de lui risquaient de deviner ce qui lui arrivait.

Tout paraissait uniformément grisâtre devant le boute-hors, mais ça allait bientôt changer. Il finit par trouver les voiles claires de la frégate, puis les pavillons de signaux, seules taches de couleur visibles sur l’horizon. Puis les pavillons disparurent.

— Un nouveau signal, monsieur Houston ?

Keen était particulièrement sec, contrairement à son habitude.

— Oui, commandant !

Il avait répondu d’une voix suraiguë, comme le jour où on l’avait envoyé dans les hauts pour s’en être pris à Owen.

C’est Jenour qui déchiffra le premier :

— Signal, sir Richard. Ennemi en vue dans le nord-ouest !

Il se fit un silence soudain. Le Tybald avait dû partir à sa recherche et, ce faisant, était tombé sur la formation ennemie sans savoir de quoi il s’agissait. Ils avaient de la chance d’être encore en vie.

— Faites l’aperçu. Dites au Tybald de venir prendre poste au vent à nous.

Il ne voyait même pas les pavillons qui s’envolaient, ceux qui faisaient de gros tas autour de l’aspirant et de ses timoniers, les étamines étalées comme des étendards sur un champ de bataille.

Jenour attendait, son livre à la main.

— Signal général. Se préparer au combat.

De nouvelles volées de pavillons partirent aux drisses ; les bâtiments firent l’aperçu, puis Bolitho ordonna encore :

— Stephen : « Se former en ligne de bataille sur l’avant de l’amiral. »

Keen avait compris ce qu’il comptait faire. Bolitho voulait réserver la grosse artillerie du trois-ponts jusqu’au moment où il pourrait apprécier la puissance et les intentions de l’ennemi.

Bolitho, en se retournant, vit Allday arriver avec sa vareuse et son chapeau, le tout posé en travers sur son vieux sabre.

Il enfila les manches offertes et laissa Allday fixer le sabre. Celui-ci avait mis sa plus belle vareuse, la vareuse à boutons dorés qu’il lui avait offerte. Leurs regards se croisèrent. Bolitho lui dit :

— C’est ainsi, mon vieux. Je crois que la journée va être chaude.

Keen surprit cet échange, mais il pensait à Zénoria. S’il devait sortir de là mutilé ou défiguré, jamais il ne retournerait chez lui. Jamais.

Lorsqu’il releva la tête, il fut étonné de l’intensité du regard de Bolitho. On aurait cru qu’il avait lu dans ses pensées. L’amiral lui sourit :

— Etes-vous paré ? – puis, après un silence : Très bien, commandant.

Il souriait toujours, sans tenir aucun compte de ceux qui se trouvaient là.

— Vous pouvez rappeler aux postes de combat.

Les battements de tambour des fusiliers, les appels lointains dans les entreponts, tout cela passait presque inaperçu au milieu du fracas des voiles. Il fallait en effet réduire la toile une fois de plus pour permettre aux autres vaisseaux de se reformer en ligne de file. Des marins se regardaient, d’autres couraient comme des fous pour rejoindre leurs postes aux pièces, pour gagner tout là-haut les hunes de combat. On avait l’impression que la rigueur laissait à désirer chez ces hommes qui n’avaient encore jamais vu le feu.

Les officiers mariniers et les boscos s’employaient de leur côté à rameuter les traînards à grands coups de garcette agrémentés de copieuses injures. Sur le pont principal, les chefs de pièce avaient pris position près de leurs affûts et commençaient à choisir les premiers boulets dans les paniers disposés à cet effet.

Sedgemore, tendu, se tourna enfin vers la dunette :

— Paré, commandant !

Keen se détourna à regret de la frégate, dont la silhouette se dessinait plus nettement, et lui cria :

— Il va falloir aller un peu plus vite, cette fois-ci, monsieur Sedgemore !

Il fit face à Bolitho, attendant l’ordre final.

— Aux postes de combat !

Il y eut moins de désordre alors, c’est toutefois l’impression que l’on avait, vu de la dunette. Cela tenait principalement à ce que l’équipage était désormais organisé en petits groupes de marins qui se connaissaient, et à qui leurs postes de combat étaient familiers.

Jenour essaya de voir ce qui se passait par-dessus la tête de ses timoniers et sursauta en entendant Houston crier :

— Signal du Tybald, commandant ! Répété par la Walkyrie et L’Implacable ! Estimé, six bâtiments de ligne dans le nord-ouest !

— Venez de deux quarts sur la droite, ordonna Keen. Cap ouest-quart-nord-ouest.

Bolitho n’avait pas besoin de vérifier ce que faisait Keen, il avait montré à maintes reprises de quoi il était capable. Mais les regards inquiets qu’avaient échangés les hommes présents sur le pont, comme pour se réconforter mutuellement, ne lui avaient pas échappé. Les forces relatives étaient toujours les mêmes : deux contre un. Il avait déjà connu des situations de ce genre, mais le plus gros de l’équipage, non.

— Faites l’aperçu !

Les pavillons recommencèrent à monter et à descendre tout le long de la ligne, tandis que les autres bâtiments brassaient les vergues pour exécuter le signal de Keen et serrer davantage le vent.

Bolitho appela Jenour :

— Stephen, vous ne monteriez pas avec une lunette ?

Jenour se dirigeait déjà vers les enfléchures lorsque Bolitho ajouta :

— Il faut que je sache.

Inconsciemment, il s’était frotté l’œil. Son visage respirait la détermination, mais aussi l’amertume.

Allday croisa les bras et fit un signe de tête à Tojohns qui courait rejoindre les boscos aux chantiers. Nous y voilà, songea-t-il. Il se massa la poitrine et vit bien que Bolitho le regardait. Il lui sourit.

— C’est juste une habitude, sir Richard.

Bolitho se retourna en entendant Jenour crier depuis les croisillons de hune :

— Du Tybald, amiral ! Une frégate en escorte !

Tout compte fait, il ferait bientôt assez clair pour observer l’ennemi depuis le pont. Mais ce n’était pas encore le cas. Il s’abrita les yeux pour observer la flamme du grand mât. Il était midi. Julyan envoyait des renforts à la roue, les fusiliers se rassemblaient à l’arrière et sur le gaillard d’avant. D’autres se hissaient le long des faux haubans de hunier jusqu’aux hunes de combat. De là-haut, ils pouvaient repérer les officiers ou balayer le pont par des tirs de pierriers si les deux bâtiments venaient au contact.

On voyait d’autres taches rouges près des panneaux et des descentes : les factionnaires placés là pour empêcher des marins terrifiés d’aller se réfugier en bas – et même les abattre immédiatement si nécessaire, afin d’encourager les autres à se battre.

Bolitho entendit Julyan murmurer :

— A moins que le vent n’adonne un brin, ces salopards vont prendre l’avantage, commandant.

Keen lui fit un signe de tête, mais il s’en était aperçu tout seul.

La brise était fraîche et n’était apparemment pas décidée à faiblir. Si l’ennemi prenait l’avantage du vent, il risquait de ne pouvoir utiliser les pièces de la batterie basse, car les sabords seraient presque dans l’eau. De son côté, le Prince Noir garderait son artillerie principale battante car il pourrait gîter à la demande.

Ce n’était pas grand-chose. Bolitho se dirigea vers les filets bourrés de hamacs et pointa sa lunette comme un mousquet. Il vit d’abord le tableau orné de L’Implacable, dont les dorures réfléchissaient la pâle lueur du soleil. La Walkyrie était en tête de ligne et cela le soulageait. Il connaissait bien son Flippance ; c’était comme un prolongement de lui-même, il serait sans doute le premier à engager l’ennemi. Lequel disposait donc d’une frégate. Il était profondément convaincu qu’il s’agissait de celle qu’Owen lui avait décrite, construction hollandaise. Les autres, quels qu’ils fussent, avaient dû s’échapper entre les mailles du blocus en profitant du mauvais temps ou même un peu avant. Lors de la seconde affaire de Copenhague, plusieurs avaient réussi à s’enfuir, mais tous n’avaient pu être réparés. Ceux-ci devaient venir d’autres ports, leurs commandants n’avaient peut-être jamais combattu côte à côte. Celui qui commandait cette escadre un peu hétéroclite allait donc devoir s’activer pour les faire agir de façon coordonnée.

Cette réflexion lui fit l’effet d’un coup de poing : Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Un officier de marine français dépassait les autres de la tête et des épaules. Ils étaient tous deux capitaines de frégate et s’étaient affrontés voilà bien longtemps, ici même.

Un souvenir qui le narguait : Nous étions capitaines de frégate, mon cher Bolitho…

Il était amiral maintenant, après avoir échappé aux horribles bains de sang de la Terreur. Un homme brillant, un homme qui saurait se servir d’une frégate, quel que fût l’arsenal dont elle sortait, pour venger les humiliations d’Aboukir et de Trafalgar.

— André Baratte, Val. C’est lui que nous avons en face de nous.

Puis il lui revint à l’esprit qu’aucun de ceux qui se trouvaient à ses côtés n’avait participé à cette guerre-là. À l’exception d’Allday, mais il n’avait pas connu personnellement Baratte. Nous, les Heureux Elus. Tous disparus, fauchés au fil du temps sauf dans ses souvenirs.

Keen, qui ne comprenait pas exactement où il voulait en venir, lui demanda :

— Qu’y a-t-il, amiral ?

— Baratte, lorsqu’il commandait une frégate, était un homme qui n’hésitait devant rien. Je suis sûr qu’il est toujours ainsi, même devenu amiral.

Il baissa les yeux pour observer les lames qui déferlaient.

— Hissez un signal pour la Walkyrie, L’Implacable relaiera. Et détaillez bien. Cela sera peut-être inutile à Flippance, mais mieux vaut qu’il soit prévenu.

Il s’écarta pour laisser passer l’aspirant des signaux et les timoniers.

Ce nom semblait fait pour le narguer. Il aurait fallu que Thomas Herrick fût au courant, lui aussi, ce renseignement figurait certainement dans les dépêches qu’il avait refusé d’ouvrir. L’Amirauté n’hésitait pas à envoyer une frégate pour des choses de cette importance. Savoir que Herrick n’avait pas voulu bouger le rendait malade. Il ne pourrait plus jamais penser à lui comme avant. Ou peut-être était-il le seul à attacher encore du prix à leur vieille amitié ?

Loin dans les hauts, à califourchon sur un croisillon et sous l’œil amusé d’un marin coiffé en catogan, le lieutenant de vaisseau Stephen Jenour observait la mer qui scintillait. Les premières chaleurs du jour commençaient à se faire sentir. Il orienta sa lunette avec grand soin et attendit que le gros vaisseau se fût stabilisé en sortant d’un creux. Les mâts et tout le gréement vibraient, il entendait le vent mugir dans les manœuvres et les voiles gonflées à bloc. Contrairement à Bolitho, il n’était pas sujet au vertige et ne se fatiguait jamais de grimper dans les hauts – loin au-dessus de tout.

— Oh, mon Dieu !

Ses doigts se crispèrent sur la lunette. Il distinguait à peine les vaisseaux signalés par le Tybald, dont l’un, une frégate, se trouvait à l’écart du gros. Elle réussissait même à suivre une route différente. La vigie lui demanda :

— Ça sentirait-y mauvais, capitaine ?

Jenour se tourna vers lui. Un vieux marin. L’un des rares encore en vie.

— Prenez la lunette, lui dit-il, et dites-moi ce que vous voyez.

L’homme ferma un l’œil, plaça l’autre sur l’oculaire, accentuant les pattes-d’oie qui striaient sa peau tannée.

— Derrière ceusses vaisseaux, m’sieur ?

Il hocha la tête, encore tout surpris.

— Mais c’est une vraie flotte, m’sieur !

Jenour se laissa glisser adroitement sous la hune où se trouvaient les fusiliers, bien calés contre la barricade, qui le regardèrent descendre d’un œil intéressé.

Bolitho écouta son rapport sans dire un mot, puis :

— C’est une année d’invasion. Adam n’en a aperçu qu’une partie, mais voilà le gros.

— Amiral, lui demanda Keen, pouvons-nous les arrêter ?

— Le temps que des renforts arrivent, Val, la réponse est oui.

Sur ce, il se tourna vers la brume qui brouillait l’horizon et faisait songer aux fumées d’une bataille muette.

— Larguez la drome. Le vainqueur la récupérera.

Sans prêter attention aux appels des sifflets ni aux hommes qui déhalaient aux palans, il dit à Jenour :

— Eh bien, Stephen, nous y sommes. Merci de m’avoir prêté vos yeux.

D’autres marins s’employaient à frapper des chaînes sur les vergues, pour les empêcher de tomber sur les servants de pièce, que rien ne protégeait.

— Quant à ce que nous allons faire, je cherche.

— Si… – Jenour frissonna au souvenir de ce qu’il venait de voir : S’il s’agit bien de cet amiral français, et si, comme vous le supposez, il commandait cette frégate à l’époque…

Bolitho essaya de sourire, sans succès.

— Cela fait beaucoup de si, Stephen.

— Il doit savoir que vous êtes en face de lui, sir Richard. Il sait aussi que vous n’avez jamais fui devant l’ennemi.

Bolitho lui prit le bras.

— Dans ce cas, je suis privé de l’une de mes ruses avant même le commencement. Mais je pense que vous êtes dans le vrai.

Il regarda le premier canot que l’on affalait avant de le larguer, muni d’une simple ancre flottante. Il songea soudain au Pluvier Doré. Après tout, les décrets du sort étaient-ils si sûrs ? Peut-être sa propre mort avait-elle été simplement reportée, jusqu’à ce jour ?

Il avait l’impression pourtant d’entendre encore la voix de Catherine : Ne me laisse pas. Il lui répondit en pensée : Jamais.

Keen inspectait du regard les ponts impeccablement dégagés. Les hommes se tenaient selon le cas debout ou accroupis, attendant les ordres. Peut-être calculait-il déjà mentalement le volume des pertes, peut-être imaginait-il ces mêmes ponts, jonchés de morts et de mourants, comme le Benbow de Herrick.

Bolitho lui dit brusquement :

— Si nous faisions un peu de musique pour passer le temps, commandant ?

Il avait adopté ce ton officiel à l’intention de ceux qui se trouvaient près d’eux. Cela leur ferait un souvenir.

Keen esquissa un sourire triste :

— La fille de Portsmouth, amiral ?

Leurs regards se croisèrent, encore des souvenirs.

— Je n’en voudrais pas d’autre.

Et, tandis que les vaisseaux s’avançaient lentement vers un ennemi inconnu, les petits joueurs de fifre des fusiliers s’ébranlèrent au pas, faisant des allers-retours sur le pont. Ils jouaient cette chanson de marins que Keen et Bolitho n’oublieraient jamais.

Bolitho effleura le médaillon pendu sous sa chemise et le serra avec force.

Je suis là, Kate, et tu es avec moi.

Le lieutenant de vaisseau Sedgemore avait assisté aux échanges entre l’amiral et son capitaine de pavillon, sans prendre conscience de l’escadre formidable qu’ils avaient en face d’eux. Mais, une fois l’affaire terminée… Ses yeux se posèrent sur cet endroit du pont où son prédécesseur était tombé et mort de la manière la plus atroce. Comme s’il se voyait là lui-même, le corps écartelé.

Il sentit un frisson glacé le parcourir, en dépit du soleil qui tapait. Il venait d’éprouver un sentiment dont il n’avait fait qu’entendre parler jusque-là. La peur.

 

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